Le « Marco Civil » qui vise à réguler l’utilisation et la distribution d’Internet au Brésil, a finalement été voté le 25 mars par les Députés et représente une grande victoire pour les organisations de la société civile ayant participé à l’entière rédaction du texte. Retour sur 7 années de mobilisation et sur les différents enjeux et évolutions ayant finalement permis le vote de la loi.
Dans la nuit du 25 mars 2014, après avoir transité pendant 3 ans à la Chambre Fédérale des Députés, la loi 2.126/2011 dénommée « Marco Civil », qui vise à réguler l’utilisation et la distribution d’Internet au Brésil, a finalement été votée.
Considérée comme une avancée mondiale dans le monde de la gouvernance de l’Internet, le vote n’a toutefois été possible qu’à la suite d’importants accords politiques et concessions, activement encadrées par l’exécutif. La victoire n’est pas encore totale car le texte doit ensuite passer par le Senat avant d’être définitivement promulgué par la Présidence.
L’histoire du « Marco Civil » démarre en 2007 lorsqu’un député fédéral (Eduardo Azeredo, PSDB, droite) propose une loi de régulation de l’Internet basée essentiellement sur la sanction pénale. Ce projet de loi suscite de nombreuses controverses, mais remporte le soutien de plusieurs commissions parlementaires, prévoyant ainsi d’être présenté au Congrès en 2009.
Le « Marco Civil » naît comme un contre-projet à cette proposition de loi jugée liberticide. Avec le soutien du gouvernement Lula et la participation du monde académique et des organisations de la société civile, une plateforme de libre contribution est mise en ligne pour « écrire la loi sur l’Internet par l’Internet » tel que le conçoit Ronaldo Lemos, un des idéalisateurs du projet. Rassemblant plus de 2000 contributions, le projet de loi est présenté au Congrès en 2011, faisant valoir trois principaux piliers : la garantie de la liberté d’expression, la neutralité du réseau Internet et la protection des données individuelles.
Le projet de loi stagne pendant près deux ans au Congrès, sans cesse repoussé par d’autres priorités. Mais mi-2013, le scandale lancé par Edward Snowden révélant l’existence d’un système d’espionnage géré par la NSA aux Etats-Unis ayant eu, entre-autre, accès aux données personnelles de la présidente brésilienne Dilma Rousseff, remet le « Marco Civil » au cœur des enjeux politiques nationaux. A partir d’octobre 2013, la présidente exige que le projet de loi soit traité au Congrès en procédure d’urgence, empêchant que tout autre projet de loi ne soit examiné avant l’approbation du « Marco Civil ».
Malgré la procédure d’urgence, il a encore fallu six mois pour que le texte trouve une issue consensuelle entre d’un côté les revendications des organisations de la société civile et de l’autre les intérêts des grandes entreprises de télécommunication. Différents points d’achoppement méritent ici d’être éclaircis.
La neutralité de l’Internet est un des principaux enjeux conflictuels du texte. L’objectif est de garantir aux usagers que les tarifs et conditions des abonnements commercialisés ne varient pas en fonction des services accessibles : seulement Internet, Internet + réseaux sociaux ou Internet + réseau sociaux + Youtube, etc. Les entreprises de télécommunication ont longtemps fait valoir que cette mesure engendrerait une augmentation générale des tarifs. L’accord final garanti la neutralité tout en autorisant les entreprises à maintenir des tarifs différentiels en fonction de la rapidité de la bande passante comme elles le font déjà aujourd’hui. La possibilité d’altérations exceptionnelles a toutefois été concédée pour des questions techniques ou de sécurité publique mais celles-ci devront au préalable faire l’objet d’une consultation auprès de l’agence nationale des télécommunications (Anatel) et du conseil de gestion d’Internet (CGI) composé de représentants de l’Etat, du secteur privé et des organisations de la société civile. Cette nouvelle clause a suffi pour convaincre l’opposition sur ce point, ce qui nécessitera des précisions ultérieures pour clarifier dans quelle mesure ces mesures exceptionnelles pourront être autorisées.
La garantie de la liberté d’expression est une autre grande avancée apportée par le « Marco Civil ». Il établit que la responsabilité pénale des hébergeurs et éditeurs de sites Internet ne puisse être avérée sans décision de justice. Rejetant un amendement de l’opposition demandant à supprimer certains contenus par simple notification, tous les conflits portants sur des informations en ligne devront obligatoirement être tranchés par la Justice, le contenu en question ne devant être retiré qu’à l’issue du jugement. Exception faite pour les images à caractère pornographique où la suppression peut être demandée sans recours à la Justice. Dans le même registre le contrôle parental est aussi introduit.
La question de la protection des données personnelles a fait l’objet de nombreuses négociations avec les services de police et de renseignement de l’Etat. Ceux-ci exigeaient initialement que l’ensemble des données relatives aux types de site consultés et aux durées de connexion puissent être conservées pendant trois ans afin de faciliter d’éventuelles investigations. Dans la mesure où un autre projet de loi devait statuer sur la protection des données personnelles des usagers, le texte initial du « Marco Civil » ne prévoyait aucune clause à ce sujet. L’affaire des espionnages de la NSA a probablement influencé l’incorporation immédiate de ces clauses, sans attendre l’examen de la seconde loi. Le « Marco Civil » prévoit des mesures de protection des données personnelles exigeant que les usagers soient informés des modalités d’utilisation de leurs données et disposent d’une possibilité de recours pour demander leur suppression.
Le texte final n’a pas pour autant supprimé la possibilité d’une conservation temporaire des données. Les données de connexion (durée et type d’adresse IP employée) seront conservées pendant une année tandis que les données relatives au type de sites consultés devront être conservées par les sites eux-mêmes pendant une durée de six mois. Dans les deux cas ces durées peuvent être prolongées sur décision de justice. Dans des versions antérieures du texte, la conservation des données relatives à la navigation avaient été supprimée provoquant une forte résistance des services de l’intérieur. Petite victoire tout de même, car la durée légale de conservation des types de sites consultés passe de 3 ans à 6 mois, par rapport aux exigences initiales.
Toutefois, l’accès à ces données n’est pas restreint aux seules autorisations judiciaires. Le philosophe Pablo Ortellado, spécialiste du sujet rappelle en effet que, semblable à la loi de programmation militaire adoptée en France fin 2013, le paragraphe 3 de l’article 10 prévoit que les autorités administratives compétentes puissent être dispensées d’autorisation judiciaire pour avoir accès à aux données personnelles des usagers auprès des entreprises de télécommunication ou des fournisseurs de services comme Facebook, Google ou Twitter. Dans un contexte comme celui des manifestations de juin 2013 où de nombreux activistes brésiliens ont été poursuivis en raison de leur opinion politique, cette clause reste lourde de conséquences.
Malgré ces adaptations nécessaires à l’obtention d’un consensus dans le contexte politique actuel tendu de pré-campagne présidentielle, le vote du « Marco Civil » par la Chambre Fédérale des Députés est une immense victoire pour les organisations civiles et l’ensemble des acteurs politiques et culturels qui se mobilisent depuis 2007. Une pétition lancée mi-mars par l’ancien ministre de la culture et artiste Gilberto Gil avait ainsi recueilli près de 350 000 signatures.
Il s’agit également d’un fort enjeu géopolitique pour la présidente Dilma Rousseff qui s’apprête à recevoir les 23 et 24 avril à São Paulo, la conférence internationale Netmundial où de nombreux dirigeants politiques et acteurs du Net se réuniront pour définir les principes d’une future gouvernance mondiale de l’Internet. Le « Marco Civil » en poche, la présidente aura certainement un rôle stratégique dans les négociations.