La gouvernance de l’Internet selon le Président Macron… ou comment vendre de la confiance sans en préserver les fondements
Par Florence Poznanski, directrice du bureau d’Internet sans Frontières au Brésil
Ouvrant la semaine numérique internationale promue à Paris par la France autour du Forum de la Gouvernance de l’Internet (IGF), Emmanuel Macron a prononcé lundi 12 novembre un long et riche discours sur les enjeux européens et mondiaux de l’Internet.
En pleine commémoration du centenaire de l’Armistice de la Première guerre mondiale et en marge du Forum de Paris sur la Paix, ce discours s’est centré autour d’un constat plutôt négatif : l’idée qu’après une décennie d’innovation et d’essor, Internet serait aujourd’hui plus utilisé à des fins malveillantes que pour propager la connaissance et l’intérêt public. Pour y faire face, il défend une plus forte régulation multilatérale autour des attaques dans le cyberespace et des contenus à caractère illicite ou véhiculant de la désinformation. S’ajoute aussi à cela un agenda ambitieux de renforcement de l’action de l’IGF auprès de l’ONU, porté conjointement par la Suisse, la France et l’Allemagne, les trois pays européens qui accueillent la rencontre internationale entre 2017 et 2019.
A moins d’un an des élections européennes et compte tenu du rôle de premier plan porté par l’Europe en matière de régulation du net, Emmanuel Macron a très bien saisi l’enjeu stratégique de cet agenda. Son intervention témoigne d’une connaissance fine du sujet embrassant une grande diversité de thèmes et affirmant des propositions ambitieuses. Il n’en demeure pas moins des interrogations que nous nous appliquons ici à soulever en matière de régulation des contenus et de sécurité.
Oui à d’avantage de régulation, mais pas aux dépends du modèle multi-acteur
S’inspirant d’une comparaison contrastée entre un Internet californien autogéré par les géants privés du web et un Internet à la chinoise entièrement contrôlé par l’État, Macron a souligné ce qui est à nos yeux l’un des principaux problèmes dans l’actuel modèle de gouvernance de l’internet : la faiblesse de l’espace public et des règles démocratiques. Les géants du net « ne sont pas démocratiquement élus » a-t-il dit et « je n’ai pas envie de [leur] remettre […] la totalité de mes décisions, je n’ai pas fait ce pacte avec mes concitoyens ».
A plusieurs reprises il est revenu sur la nécessité d’une régulation plus importante de la part de la puissance publique, appelant également une taxation accrue du numérique. Mais les contours de cette régulation sont insatisfaisants. Elle s’appliquerait dans le cadre d’une « une nouvelle méthode collégiale » qualifiée de « multilatéralisme ouvert » par Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État Français au numérique, lors de la cérémonie de clôture de l’IGF.
Un modèle de gouvernance où la coopération entre les États aura un rôle renforcé au sein d’un IGF que Macron propose également de rattacher au secrétariat général des Nations Unies avec un secrétariat général dédié. Nouvelle feuille de route pour le couple franco-allemand qui assure la coordination de l’IGF en 2018 et 2019, Macron propose également de réformer son fonctionnement interne vers la production de recommandations plus concrètes. Un souhait bienvenu mais qui s’avérera bien plus complexe qu’il n’en paraît à mettre en œuvre puisque le mandat de 20 ans donné à l’IGF par le sommet mondial sur la société de l’information en 2005 est déjà consommé aux deux-tiers.
Et si le renforcement du rôle de l’IGF dans la prise de décision en matière de gouvernance de l’Internet est un défi particulièrement intéressant, l’absence dans le discours de Macron d’une référence au modèle multi-acteur, au profit d’un multilatéralisme renforcé autour des pays, représente pour la société civile un indésirable pas en arrière au regard d’institutions anciennes et bureaucratiques comme l’UIT (union internationale de télécommunications) qu’il serait inutile de reproduire.
La confiance sur Internet, un débat biaisé
Macron a aussi décliné ses propositions pour répondre au phénomène toujours plus préoccupant de la propagation des contenus à caractère illicite, terroriste, désinformateur ou incitant à la violence, qui apparaît dans le discours comme la principale menace de l’Internet. Les mal-nommées « fake news » et leurs dérivés, pour ne pas les citer.
Même s’il faut effectivement souligner la gravité du phénomène, qui ne cesse de croître, l’angle à travers lequel Macron a dressé sa feuille de route nous apparaît inapproprié voire incompatible avec les principes démocratiques et universalistes qu’il défend.
Dans un souci de fermeté, il est à plusieurs reprises revenu sur l’idée que les principes universalistes de la liberté d’expression étaient devenus trop laxistes et qu’il fallait assumer faire la part des choses entre des « gouvernements démocratiques et anti-démocratiques, libéraux ou illibéraux ». Il s’attaque ainsi à la neutralité, principe fondamental de l’identité du net, lui reprochant de rester aveugle face à ce dilemme. Une grave erreur d’interprétation pour un principe qui n’est justement jamais appliqué à la sphère des contenus mais bien à la couche logique des paquets de données.
La défense des droits humains et des principes universels de la démocratie sont pour nous des principes essentiels qui guident notre action, mais nous sommes convaincus que « l’internet de la confiance », « l’Internet libre, ouvert et sûr », qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux, ne naîtra pas d’une régulation appliquée à « faire respecter nos valeurs et nos idéaux » aux dépends des autres.
Simplement car Internet est avant tout un vecteur, à la rigueur un accélérateur, mais en tout cas pas un producteur de contenus. Les idées anti-démocratiques, répressives, portant atteinte aux droits humains, faisant l’apologie de la violence ou du terrorisme, existent bel et bien hors de l’Internet. Et pour qu’elles se répandent sur la toile, il faut avant tout qu’il y ait des individus pour les partager. Certes le rôle avéré des algorithmes et des flux financiers alimenté par les plateformes contribue largement à en accroître la portée, mais les causes originelles sont à chercher ailleurs, dans l’accroissement des inégalités sociales dans le monde, la précarisation accrue des sociétés, la perte progressive de légitimité des États au profits des intérêts financiers mondiaux qui alimentent les guerres.
Internet est aujourd’hui à l’image de notre civilisation globale. Comment espérer établir la confiance en ligne, si, hors ligne, les droits humains continuent d’être bafoués ? Aurons-nous combattu les mouvements terroristes une fois que nous aurons effacé leur empreinte en ligne ? Et si demain un président d’extrême-droite venait à tenir le même discours idéologique pour faire respecter « nos idées » et « nos valeurs » sur Internet, continuerions-nous à l’applaudir ?
Face à la régulation des contenus proposée par Macron, les alternatives dont nous disposons n’apportent certes pas de résultats immédiats mais elles sont encore loin d’être pleinement accomplies. Promouvoir le droit à l’information, la pluralité des opinions et la liberté d’expression, investir dans l’éducation médiatique et numérique, renforcer le débat public, affronter les monopoles des groupes d’information et, lorsque nécessaire, condamner les abus par les moyens légaux restent pour nous la priorité pour vaincre la bataille des contenus en ligne.
Les manquements de l’appel de Paris : confiance ou surveillance ?
Enfin Macron a insisté sur l’importance pour l’IGF d’assurer la continuité de la mobilisation autour de l’appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, lancé le jour même et déjà signé par une quarantaine d’États ainsi que par de nombreuses entreprises et organisations. Le texte pose les bases d’une coopération entre acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux autour de principes communs de sécurisation du cyberespace. Les propositions sont orientées principalement sur la prévention des cyberattaques, qui sont devenues de plus en plus fréquentes et doivent effectivement faire l’objet d’une prise en compte globale spécifique.
Néanmoins, outre un accord de principe en introduction avec la Charte des Nations Unies et le droit international des droits humains, une série de menaces sont détaillées sans jamais mentionner comme facteur d’instabilité du cyberespace les procédures de surveillance pratiquées par les États sans justification ni transparence. Cela ne semble pas préoccuper les signataires de l’appel qui consacrent au contraire un paragraphe entier à la protection de la propriété intellectuelle et au vol du secret industriel.
Enfin, le fait qu’il s’agisse d’un texte à caractère généraliste de haut niveau amené à être décliné et détaillé par la suite, ne nous parrait pas justifier l’absence de référence explicite à la garantie de l’anonymat et des outils de chiffrement. Sans une protection explicite, ces outils garantissant la liberté d’expression en ligne seront particulièrement visés par les mesures de répressions et de contrôle qui découleront des principes inscrits dans l’appel.
Hors ligne comme en ligne, nous rejetons l’idée, malheureusement déjà fort répandue, qu’il faille renoncer à certaines libertés pour garantir une meilleure sécurité. Au contraire, de nombreuses mesures répressives mises en œuvre dans un but sécuritaire n’ont pas apporté les résultats espérés. Et si les termes d’une protection robuste de la vie privée ne sont pas établis dès le début, il y a lieu d’être préoccupés sur leur place dans cette nouvelle conception sécuritaire du cyberespace.
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