Imaginez : un jour, vous vous réveillez et il n’y a plus d’Internet dans votre pays. Les médias sont déconnectés, aucun service ne peut fonctionner, le système de production est arrêté. Vous ne pouvez pas communiquer avec quelqu’un d’autre que par votre téléphone, vous ne savez plus ce qui se passe dans le monde. Ce scénario catastrophique, digne des films apocalyptiques est loin de la fiction et touche des millions de personnes chaque année dans le monde.
Depuis 2015, 151 coupures d’Internet ont été enregistrées dans plus de 35 pays. L’une des plus longues dans l’histoire était au Cameroun, où de Janvier à avril 2017, la région anglophone du pays a été totalement déconnectée d’Internet après que les autorités aient littéralement coupé le câble sous-marin qui connecte le pays à la bande passante internationale. En Inde, 54 coupures ont été recensées en moins de deux ans.
Ces coupures ont généralement lieu sur ordre du gouvernement ou de la Justice pour, sois-disant, assurer la sécurité publique, empêcher la propagation de contenu illégal ou permettre des examens académiques, lorsqu’elles ne sont pas simplement qualifiées d’erreurs techniques, ou de sabotage par des tiers.
Mais ce que plusieurs militants dans le monde, dont les membres d’Internet Sans Frontières, ont montré, c’est que ces coupures ont lieu dans des contextes d’instabilité politique, pour contenir les protestations, ou même en période électorale, afin de limiter les communications et de contrôler la population. Pendant ces périodes de coupure, les cas de violations des droits humains se multiplient, il s’agit d’un phénomène récurrent.
Souvent, les blocages ne sont pas aussi spectaculaires qu’au Cameroun ou même en Inde. De courts blocages, se concentrant sur une région ou un service particulier ont des effets tout aussi nuisibles sur les réseaux de communication, mais provoquent moins de mobilisation de l’opinion, et dans certains cas peuvent être assimilées à des problèmes techniques.
La campagne mondiale #KeepItOn, coordonnée par 143 organisations dans 60 pays, définit la coupure d’Internet comme suit:
Une perturbation intentionnelle de l’Internet, des applications mobiles, ou des communications électroniques, les rendant inaccessibles ou effectivement inutilisables à une population spécifique ou dans une localité, souvent pour contrôler le flux d’informations.
Au Brésil, les cas de perturbation d’Internet sont essentiellement des blocages d’applications de messagerie ordonnés par la Justice. Le phénomène s’est intensifié ces dernières années et particulièrement en 2015 et 2016, quatre décisions de justice ont été ordonnées pour bloquer l’application WhatsApp et faire pression sur la multinationale Facebook (propriétaire du service) afin qu’elle fournisse des données d’utilisateur cryptées dans le cadre d’une enquête criminelle. Trois des quatre décisions de justices ont été exécutées, ce qui totalise une suspension du service d’environ 40 heures.
En se fondant sur une lecture erronée du Marco Civil de l’Internet, la charte des droits fondamentaux sur Internet adoptée en 2014 par le Brésil, des juges de première instance ont pris une décision disproportionnée, qui enfreint un principe de base du Marco Civil de l’Internet, sacrifiant ainsi les communications d’une centaine de millions d’utilisateurs. L’article 12 du Marco Civil prévoit uniquement la possibilité de « suspension temporaire des activités » d’une application dans la couche de contenu si elle ne protège pas correctement les données des usagers. Le texte souligne également dans son article 9 que le blocage est interdit dans la couche d’infrastructure, sauf en cas d’urgence et pour satisfaire des exigences techniques essentielles à la fourniture adéquate de services.
Le blocage de l’application nécessite une intervention dans la couche infrastructure d’Internet, réalisée par les opérateurs télécoms. Bien que cette attribution leur soit interdite (article 9 de la loi nº12.965/2014) ces derniers se sont conformés à la décision judiciaire sans en dénoncer l’illégalité. En raison de la structure du réseau sur le continent, le blocage de Whatsapp a aussi eu des impacts hors du Brésil, avec des cas signalés en Argentine, au Chili et en Uruguay.
Le blocage des applications ou les déconnexions d’Internet ont des conséquences graves sur l’économie. Elles impliquent non seulement les fournisseurs dont les services sont bloqués, mais aussi les opérateurs et surtout les entreprises et les particuliers qui utilisent les services dans leurs activités. Selon une étude de la Brookings Institution, entre 2015 et 2016, les déconnexions Internet dans le monde ont coûté 2,4 milliards de dollars par an dans l’économie mondiale. Au Brésil, le blocage de Whatsapp a coûté à lui seul 116 millions de dollars, ce qui fait du pays la 5ème perte au monde malgré le faible nombre de cas.
Le Brésil n’est pas le Cameroun. Si l’on considère son niveau de connectivité raisonnable, la dépendance de son économie nationale à Internet, le type de coupures ayant eu lieu jusqu’à présent et la relative vitalité de l’opinion publique, comparée à des pays autoritaires, le risque d’une coupure généralisée de son réseau Internet à l’instar de ce qu’a récemment dû affronter du Cameroun, n’est pas si élevé, bien que les instabilités de l’actuelle conjoncture nous imposent beaucoup de précaution prédictives. D’autre part, l’année 2018 présente au moins trois caractéristiques favorables à des blocages qui nous poussent à rester vigilants : (1) un processus électoral où les réseaux sociaux auront un rôle crucial par rapport aux élections précédentes, (2) une conjoncture politique et sociale fortement instable avec des phénomènes de radicalisation et l’aggravation des affrontements dans le débat public et (3) des pouvoirs publics qui ont légiféré sur les cyberattaques, les atteintes à l’honneur et la liberté d’expression de façon disproportionnée et répressive.
Les exemples d’initiatives répressives visant le blocage ou la suppression de contenu de manière arbitraire ne manquent pas ces dernières années. On peut mentionner le projet de loi (PL 215/2015), qui prévoit des peines plus sévères pour les crimes contre l’honneur, commis sur les réseaux sociaux ; ou le rapport de la commission parlementaire d’investigation des cybercrimes, présenté en mai 2016, qui a recommandé de modifier le Marco Civil de l’Internet en faveur du blocage des applications ou des sites s’ils se livrent à la cybercriminalité, à la violation du droit d’auteur ou au piratage. Enfin, fin 2017, en vue du processus électoral de 2018, le Congrès brésilien a tenté d’approuver une mesure de censure de contenus diffusant de « fausses informations ou défavorisant l’image des partis, des coalitions et des candidats » sur les réseaux sociaux. Heureusement, une mobilisation massive a forcé le Président à faire marche arrière et à opposer son veto à l’amendement.
Mais la répression autour des soi-disant « fake news » (terme anglais) ne s’arrête pas là : depuis la fin de l’année 2017 un groupe de travail a été créé à la Cour Supérieure Electorale (TSE) avec la participation des forces armées, de la police fédérale, et du ministère public. Cette initiative est encore en phase de travail, mais vise à accroître le contrôle des propos tenus en ligne et à judiciariser la production de l’information, ce qui peut devenir une menace sérieuse au droit à l’information des électeurs brésiliens.
Une études de l’université nord-américaine Dartmouth a montré que le phénomène de « fake news », qui a enflammé les préoccupations des dirigeants après la victoire de Donald Trump à la Maison Blanche en 2016, a eu un impact limité dans la formation de l’opinion des électeurs. Le phénomène reste à analyser plus en détail, mais il y a lieu de s’interroger sur les intentions des pouvoirs publics derrière cette chasse aux fake news dans un contexte régional où la désinformation est pratiquée impunément par des médias dits «de confiance ».
Le phénomène des coupures d’Internet est de plus en plus dénoncé grâce à la mobilisation de l’opinion publique internationale qui a permis de faire lumière sur des pratiques qui se produisaient jusqu’à maintenant en tout impunité. Sur le continent américain, la pratique est condamnée par la Convention américaine relative aux droits de l’homme depuis 1969 dans son article 13, point 3 stipule que:
La liberté d’expression ne peut être restreinte par des voies ou des moyens indirects, notamment par les monopoles d’Etat ou privés sur le papier journal, les fréquences radioélectriques, les outils ou le matériel de diffusion, ou par toute autre mesure visant à entraver la communication et la circulation des idées et des opinions .
Plus récemment, en 2016, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a adopté une résolution sur la protection des droits de l’homme sur Internet déclarant que:
Condamne fermement les mesures qui empêchent ou perturbent intentionnellement l’accès ou la divulgation d’informations en ligne par des violations du droit international des droits de l’homme et demande à tous les États à cesser ces mesures
Une coalition de 30 gouvernements, dont le Brésil ne fait pas partie, a également condamné les blocages en produisant une série de recommandations aux gouvernements début 2017. Côté secteur privé, des multinationales comme Facebook, Google ou Microsoft et le géant des télécommunications Telefonica, AT&T et Orange ont produit une déclaration commune sur les coupures des réseaux et services et la responsabilité des entreprises de télécommunications dans la recherche d’une plus grande transparence et sensibilisation des dommages sociaux et économiques de ces mesures.
Actuellement au Brésil, rien ne peut confirmer que des coupures d’applications ou les interruptions temporaires d’Internet aient lieu, mais plusieurs facteurs sont réunis pour promouvoir ce type de mesure. Tout blocage suspect doit être pris en compte. Nous ne pouvons tolérer à aucun moment que le droit à l’information et à la communication de la population brésilienne soit violé. Le réseau international de mobilisation suit avec attention la situation et est prêt à se mobiliser.
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