Article rédigé par Blaise Ndola (BloGoma), Jean-Marie Ntahimpera (Habari RDC) et Julie Owono (Internet Sans Frontières)
Ce 30 décembre 2018, des millions de citoyens de la République Démocratique du Congo peuvent enfin élire leur président, deux ans après la fin officielle du mandat de l’actuel président Joseph Kabila. Du moins partiellement puisque deux villes, Béni, et Butembo, ne pourront voter qu’en mars 2019, selon les annonces faites par les autorités. Signe des temps, l’intersection des enjeux politiques et technologiques a été au cœur de nombreux débats, incertitudes, et rebondissements qui ont jalonné la période électorale. La technologie, sensée renforcer la transparence et l’intégrité des processus électoraux, est parfois détournée pour causer plus d’incertitudes. De la fiabilité des machines à voter, au rôle des réseaux sociaux, en passant par les risques de coupures Internet, ces sujets donnent à cette élection une dimension nouvelle, qui rappelle l’urgence d’appliquer les principes de bonne gouvernance aux nouvelles technologies, afin de protéger institutions et citoyens.
Machines à voter de la discorde
Après la Namibie et le Kenya, la République Démocratique du Congo va pour la première fois utiliser des machines voter, bien qu’il n’existe pas aujourd’hui de consensus sur leur fiabilité. Selon la Commission électorale Nationale Indépendante (CENI) de RDC, les machines recueilleront le vote de chaque électeur, et imprimeront le bulletin final afin que l’électeur puisse le glisser dans l’urne. Ce processus, annoncé comme une petite victoire de l’opposition, qui avait ainsi obtenu que les votes ne soient pas directement transmis de la machine à voter à un serveur central, n’en serait finalement pas une : selon des informations de la chaine internationale TV5 monde, les votes pourraient être centralisés sur un serveur dont la localisation et la sécurisation contre les risques d’attaques et de piratage, notamment à travers un système de chiffrement robuste, demeurent vague. en 2017, la cour constitutionnelle kényane avait annulé l’élection présidentielle en raison de suspicions de manipulation sur le serveur central de la commission électoral. Enfin, l’opacité qui a régné sur le choix de recourir à la machine à voter, et celui du prestataire sud-coréen Miru Systems n’apporte à ce jour aucune garanti sur l’intégrité et la sécurité des appareils et du scrutin.
Vie privée et recensement biométrique
Autre problématique, autre innovation dans cette élection: la RDC a eu recours pour bonne partie à la biométrie pour assurer l’enregistrement des 40 millions d’électeurs attendus. Une tâche ardue, que la technologie, ici fournie par l’entreprise Gemalto, peut faciliter. Mais dans un pays qui n’a pas encore adopté de loi sur la protection des données personnelles, et notamment biométriques, la question de leur sécurité se pose. Les scandales sur l’utilisation frauduleuse des données d’individus, par des autorités publiques mais aussi par des tiers privés, se multiplient. Il est donc important pour un Etat de se poser des questions essentielles avant de confier les informations personnelles de ses citoyens à des tiers : Où sont stockées les donnés biométriques des électeurs congolais ? Qui y a accès, et comment ? Pourquoi le choix de Gamalto et pas d’une autre entreprise ?
Réseaux sociaux, désinformation, et discours dangereux
La RDC n’échappe pas à la nouvelle règle selon laquelle les élections se jouent également sur les réseaux sociaux. Dans un pays où la majorité des médias traditionnels sont difficilement accessibles aux candidats de l’opposition, ceux-ci offrent un nouvel espace de démocratie, de débat public, et de mobilisation. Cependant le pays n’est pas épargné par l’épidémie de désinformation via les réseaux sociaux, en particulier le principal d’entre eux, Facebook. L’entreprise américaine a déployé en RDC son application controversée freebasics, qui offre un accès gratuit à certains sites Internet dont son réseau social. Freebasics est la principal, voire pour beaucoup, l’unique porte d’entrée à Internet. Le prix de ce succès est que l’essentiel de la désinformation est diffusée via Facebook et l’application de messagerie Whatsapp. Comme ce fut le cas de ces extraits d’une vidéo de France 24 annonçant que les élections ne se tiendront pas “cette année”. Il s’agissait d’une vidéo datant de 2016, trafiquée et sortie de son contexte. Dans le même ordre d’idée, un sondage attribué à Jeune Afrique, donnant vainqueur de la présidentielle le candidat soutenu par le parti de Joseph Kabila, a dû être immédiatement et fermement démenti par le média. La situation devient d’avantage inquiétante lorsque les discours de haine s’ajoutent à la désinformation, et posent des risques pour la sécurité des personnes, dans un pays ravagé par deux décennies de guerre dans sa partie Est. Si les fractures sont essentiellement politiques, la question linguistique, donc régionale, n’est jamais loin. Les langues et les régions peuvent être instrumentalisées par des partisans à cours d’argument politique : sur les réseaux sociaux, les attaques entre Baswahili, Bangala, ou Baluba, des peuples respectivement issus des régions situées à l’Est, Ouest et au Centre du pays, sont plus fréquentes. Des propos de l’épouse de Joseph Kabila, expliquant que voter pour un Muluba, peuple dont est issu le candidat Félix Tshisekedi, mettrait en danger les baswahili, ont été diffusés par ses partisans sur les réseaux sociaux. Le Rwanda voisin n’est pas épargné: une vidéo montrant le ministre des PME et ancien gouverneur du Nord Kivu Eugene Serufuli faire campagne pour le candidat du parti présidentiel en Kinyarwanda, a alimenté les discussions sur une manipulation de la politique congolaise par le Rwanda. Il s’avère que la vidéo a été filmée à Rutshuru, une localité située à la frontière avec le Rwanda, où les locuteurs du Kinyarwanda sont nombreux.
Si la désinformation et les discours dangereux sont des signaux sur lesquels les plateformes de contenus, la société civile et les autorités doivent être vigilants et agir, ces phénomènes ne doivent en aucun cas être justifier la censure d’Internet. Il est possible de lutter contre sans couper Internet.
Coupure Internet et intégrité du vote
C’est le chemin de la censure que semble vouloir prendre le gouvernement congolais. Lors d’une visite dans les locaux de Facebook en juin 2018, le ministre de la communication, Lambert Mbende, évoquait la nécessité de réguler l’usage des réseaux sociaux pour lutter contre la désinformation et la cybercriminalité, voire de collaborer avec certains d’entre eux pour bloquer des contenus. Plus préoccupant, le gouvernement a signé le 1er décembre 2018 un décret qui augmente le prix des appels et des données de connexion de 60%, pour lutter contre la fraude fiscale. Une pratique déjà utilisée en 2016, à l’occasion de fortes mobilisations contre un troisième mandat du président Joseph Kabila. A cela il faut ajouter que le gouvernement a décrété la fermeture des frontières terrestres.
Tous ces signes n’augurent rien de bon pour la liberté d’expression, et l’accès à internet en RDC, et rappellent les circonstances ayant précédé les coupures Internet intervenues les précédentes années.
Couper Internet ne permet pas de régler le problème de désinformation et de haine sur les réseaux sociaux. Au contraire, il ne fait que renforcer la psychose et les suspicions de fraude pendant les élections.
L’accès à Internet pendant la période électorale est un enjeu démocratique, et un signe de l’intégrité d’une élection. Il doit absolument être pris en compte par les autorités nationales, et par les missions étrangères d’observation électorale.
A propos des auteurs :
Blaise Ndola est un web activiste et blogueur. Il coordonne le collectif congolais BloGoma, qui fédère les blogueurs de Goma.
Jean-Marie Ntahimpera est un blogueur et consultant. Il est membre de Habari RDC, la communauté des blogueurs congolais.
Julie Owono est la directrice exécutive d’Internet Sans Frontières.
Tags: #KeepItOn, Afrique, Democratic Republic of Congo, Elections