Les droits humains exercés en ligne doivent être protégés avec la même force que ceux exercés hors ligne : cette phrase est longtemps apparue comme un voeu pieux, avant que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ne vienne lui donner une valeur juridique dans sa resolution 68/167 de décembre 2013.
Depuis cette affirmation par le Conseil, un travail a été entamé par les experts de l’ONU afin de matérialiser la protection International sur les droits de l’homme exercés sur Internet. C’est le cas du rapporteur spécial pour la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association, M. Clément Nyaletsossi Voule. Dans son rapport annuel au Conseil des Droits de l’homme pour l’année 2019, il s’intéresse à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à l’ère du numérique.
Internet Sans Frontières a participé aux consultations qui ont précédées et nourries la rédaction de ce rapport. Nous avons posé trois questions à M. le Rapporteur Spécial, sur l’état de cette liberté sur Internet.
La liberté de réunion et d’association à l’ère numérique peut paraitre abstraite de prime abord, pouvez-vous donner des exemples?
Les exemples montrant comment les associations et les assemblées tirent profit des technologies numériques et dépendent de celles-ci ne manquent pas. Ce n’est certainement pas une discussion abstraite, en particulier pour les personnes qui se heurtent à de graves restrictions pour participer à la sphère publique en raison de la violence, de la discrimination ou de la répression systémique.
Comme je l’explique dans mon rapport, la technologie numérique remplit deux fonctions essentielles à la jouissance du droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association. Premièrement, la technologie numérique sert d’outil ou de support permettant de jouir «hors ligne» des droits à la liberté de réunion pacifique et d’association. Par exemple, l’utilisation de la technologie numérique pour planifier, organiser, promouvoir, annoncer et surveiller une assemblée est devenue si courante dans de nombreuses régions du monde qu’il est difficile d’imaginer des manifestations sociales de nos jours sans réseaux sociaux, partage de photos et retransmission en direct. Cela revêt une importance particulière pour l’organisation et la diffusion des manifestations de jeunes à travers le monde, dont certaines sont entièrement soutenues par les réseaux sociaux. Pensez au mouvement #RoadSafety au Bangladesh, aux manifestations #FeesMustFall en Afrique du Sud ou aux #ClimateStrikes dans le monde entier.
Deuxièmement, la technologie numérique constitue également un espace où les individus peuvent se réunir, former et rejoindre activement des assemblées et des associations «en ligne». C’est peut-être l’aspect le plus novateur de la discussion. Les plateformes en ligne ne sont pas que des outils. Les membres de certaines de ces plates-formes forment et rejoignent des communautés qui peuvent être considérées comme des «associations» dignes de la protection du droit international, malgré l’absence de structures matérielles, juridiques ou financières. Si ces groupes poursuivent un domaine d’intérêt commun défini, ont une certaine stabilité de durée et bénéficient d’une structure institutionnelle formelle ou informelle, ils devraient, en principe, être protégés par le droit à la liberté de s’associer. De même, la plupart des applications de réseaux sociaux peuvent être considérées comme la version numérique de la place publique, où les commentaires des utilisateurs et l’utilisation de fonctionnalités telles que «like», «partager», «tweet», «retweet», «upvote» et «hashtags ”Autour d’une même problématique peut former une expression collective équivalente à une grande assemblée publique dans un espace physique.
L’utilisation de la technologie à la fois comme outil et comme espace de jouissance des droits à la liberté de réunion pacifique et d’association se chevauchent souvent, et fonctionnent comme un continuum. Les associations et les assemblées peuvent se former en ligne et se déplacer vers des espaces physiques, et inversement. Ceci est le résultat du nouveau paysage numérique où la technologie est de plus en plus omniprésente. C’est pourquoi il est important de réaffirmer que le droit international protège les droits de liberté de réunion pacifique et d’association, qu’ils soient exercés personnellement ou par le biais des technologies d’aujourd’hui, ou des technologies qui seront inventées à l’avenir.
Quels sont les principaux freins à l’exercice de cette liberté sur Internet?
Dans mon rapport, je suis préoccupé par la diversité des mesures et des tactiques utilisées par les États pour contrôler et empêcher l’accès aux technologies numériques et leur utilisation, aux fins de l’exercice du droit à la liberté de réunion et d’association. Les lois criminalisant le contenu en ligne continuent de proliférer, ce qui a un effet dissuasif important sur le plaidoyer et la mobilisation. De nombreux pays ont eu recours à la coupure de l’accès aux réseaux et aux services de communication pendant les élections et les manifestations publiques, et au blocage des sites Web appartenant à des groupes de la société civile, y compris des organisations de défense des droits de l’homme. Faisant preuve d’une connaissance approfondie des outils techniques émergents, certains États – et des tiers malveillants – ont de plus en plus recours à la surveillance numérique et au harcèlement en ligne contre les acteurs de la société civile, les défenseurs des droits de l’homme, les dirigeants politiques de l’opposition et ceux qui prévoient d’organiser des rassemblements publics pacifiques. Tout cela a considérablement réduit l’espace dans lequel les gens peuvent défendre et promouvoir des intérêts partagés.
Je suis particulièrement préoccupé par la tendance croissante à la fermeture du réseau pendant les manifestations. Dans le rapport, je soutiens que les coupures d’Internet n’ont pas leur place dans les sociétés démocratiques. Bien que ces mesures soient généralement justifiées par des raisons de sécurité nationale et d’ordre public, elles constituent un moyen disproportionné – et généralement inefficace – d’atteindre ces objectifs légitimes. Elles génèrent un large éventail de préjudices aux droits de la personne, à l’activité économique, à la sécurité publique et aux services d’urgence, qui l’emporte sur les prétendus avantages. Les coupures d’Internet mettent plus les gens en danger et attisent plus les conflits.
Le rapport est désormais public, que va-t-il se passer pour que les recommandations que vous y faites soient suivies?
Le rapport a été bien reçu par le Conseil des droits de l’homme. Les gouvernements et les groupes de la société civile ont unanimement reconnu l’importance de la technologie numérique pour la jouissance du droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques à l’ère numérique. Ceci est crucial, car la plupart des discussions sur les droits numériques ont principalement porté sur les droits à la liberté d’expression et à la vie privée. J’espère que mon rapport contribuera à élargir les cadres d’analyse actuels.
Pour promouvoir la mise en œuvre des recommandations du rapport, je cherche à dialoguer avec tous les acteurs concernés (État, entreprises et organisations de la société civile). J’ai souligné ma volonté de collaborer avec les États, en particulier, pour fournir une assistance technique afin de relever certains des défis identifiés dans le rapport. Je cherche également à collaborer davantage avec les organisations de la société civile travaillant sur les droits numériques : Je veux que mon mandat soit plus proche d’elles, et les encourager à l’utiliser activement.
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