Article rédigé en collaboration avec Florence Poznanski, Directrice du Bureau Brésil d’Internet Sans Frontières
Internet Sans Frontières est une des organisations de la société civile à avoir été sélectionnées pour suivre entre le 3 et le 7 avril 2017, la neuvième édition de l’école de gouvernance de l’Internet en Amérique Latine (SSIG), qui vise chaque année à former une centaine de leaders latino-américains représentants d’institutions publiques, d’entreprises, d’universités et de la société civile.
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L’événement s’est tenu à Rio de Janeiro au siège du prestigieux centre de recherche Fundação Getúlio Vargas (FGV) et a été co-organisé par le Centre de technologie et de Société (CTS) membre de la FGV avec le soutien des principaux acteurs mondiaux de l’Internet, UIT (Union Internationale des télécommunications), ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), ISOC (internet Society), LACNIC (Latin American and Caribbean Network Information Centre), Google, Microsoft, Facebook, etc.
Les espaces de la gouvernance de l’Internet entre intérêt public et intérêts privés
Le séminaire, organisé chaque année dans un pays américain différent, avait pour but d’aborder la diversité des enjeux contemporains et futurs de l’Internet en abordant la perspective multisectorielle de la gouvernance, où les points de vue des différents acteurs sont pris en compte. Une large place a été donnée à la description de la construction de la gouvernance d’Internet, de celle-ci depuis les débuts du réseaux, et l’histoire des différents acteurs, comme l’UIT l’agence spécialisée pour le développement des télécommunications aux Nations Unies, ou l’ICANN, qui régule mondialement les noms de domaine et les principaux espaces où la gouvernance s’exerce comme l’IGF (Internet Governance Forum). Institué suite au sommet de Tunis en 2005, ce dernier se réunit annuellement, à la suite de réunions régionales (en Amérique Latine le LACIGF).
Pour Florence Poznanski, politologue et directrice du bureau brésilien d’Internet Sans Frontières , qui représentait l’organisation durant le séminaire, :
« il ne suffit pas de réunir différents acteurs autour d’une table pour réaliser une bonne gouvernance si les forces d’influence de ceux-ci sont inégales. L’expansion d’Internet a convergé à partir des années 90 avec le développement du néolibéralisme et la déréglementation progressive des institutions publiques. En ce sens, le monde de l’Internet est aujourd’hui contrôlé majoritairement par le secteur privé reléguant aux Etats le rôle de régulateur national (plus ou moins forts selon les cas) sans qu’émerge d’instances publiques de régulation souveraines au niveau mondial. De même, la participation des citoyens se limite à un rôle d’usager, de consommateur et non de représentant de l’intérêt public. Ce dernier se retrouve mis en balance avec les intérêts privés des multinationales des télécommunications aux pouvoirs économiques et politiques plus puissants que nombre d’Etats, ce qui présage un affaiblissement des espaces démocratiques délibératifs dans le monde. Des avancées démocratiques en matière de gouvernance de l’Internet sont donc fondamentales pour la préservation de l’intérêt collectif dans le monde ».
Accès, protection des données personnelles et neutralité
Les enjeux à traiter dans le cadre de cette gouvernance sont multiples. L’accès à Internet, alors que 50% des latino-américains sont toujours déconnectés et que l’expansion du marché semble progressivement stagner une fois que les espaces les plus rentables sont connectés, laissant de côté les zones rurales et périphériques dépourvues de compétitivité, comme le rappellent Gustavo Gindre (Intervozes) et Peter Knight (Institut Fernand Brodel). Dans ce contexte le développement de réseaux communautaires autonomes ou la recherche de solutions économiques innovantes pour stimuler le marché sont fondamentales.
Avec les difficultés d’atteindre l’universalisation de l’accès, les enjeux de la neutralité deviennent centraux pour éviter l’expansion des pratiques de zero-rating, qui visent à donner un accès privilégié et gratuit à certains services entravant ainsi le principe fondamental de neutralité et de non-discrimination du trafic de données. Pour Luca Belli (CTS/FGV), cette menace pourrait entraîner une « minitélisation » du réseau Internet, convergeant vers l’utilisation des plateformes offertes par les fournisseurs de service les plus puissants et limitant la diffusion de nouveaux contenus et services innovants. Flavia Lefèvre du CGI (Comité de gestion de l’Internet au Brésil) rappelle que la menace est bien réelle puisque selon une étude récente du CGI, 82% des brésiliens les plus pauvres (classes D et E – lien en portugais) accèderaient à Internet grâce à des forfaits du type zero-rating.
La question de l’utilisation massive des données personnelles reste encore un sujet central en vue de la construction de normes internationales de protection. A l’heure de l’introduction sur le marché des objets connectés (Internet of things) et du développement du concept de ville intelligente (smart cities) les conséquences étiques en matière de gestion et de protection des données peuvent être dramatiques sans un cadre législatif robuste au niveau national et mondial et un contrôle effectif des abus. Des sujets comme le droit à l’oubli, c’est-à-dire à la désindexation de certaines informations personnelles sur la toile ont été débattus. De même que le caractère controversé des pratiques de prévention de crimes à partir du croisement de données est questionnable au vu des principes juridiques de présomption d’innocence.
D’autres sujets ont aussi été abordés comme la démocratisation de l’accès au savoir, l’évolution du concept de droits d’auteurs et de propriété intellectuelle à l’ère digitale, la controverse juridique autour des termes d’utilisation des services numériques la plupart du temps anti-éthique et portant atteinte aux droits de l’homme et des consommateurs, les dangers de l’utilisation étendues et non transparente d’algorithmes dans l’organisation des informations et la formulation des décisions, les monnaies numériques comme le Bitcoin ou encore l’économie digitale.
Le séminaire centré sur l’Amérique Latine a aussi bénéficié de témoignages d’invités issus du reste du monde comme Helen Eenmaa-Dimitrieva, de l’Université de Tartu (Estonie), venue présenter l’expérience de gouvernement en ligne de l’Estonie ou encore Jenniffer Chung, représentant le nom de domaine.ASIA pour illustrer la dimension multiculturelle de l’Internet de demain.
Florence Poznanski – voir son profil sur Twitter et sur Linkedin
Tags: Amérique Latine, Amériques, Brazil, gouvernance de l'Internet, IGF, neutralité du Net, SSIG